Pages

jeudi 21 novembre 2013

Parlez-moi d'amour

Le célibat a apporté deux choses dans ma vie : des envies nocturnes de crème glacée, et du temps pour regarder des séries. Ces deux pratiques se passant au lit, bien entendu.

Alors j’ai découvert cette chaine de fast Food qui s’appelle DQ. C’est un peu comme un Burger King ou un Mc Donald’s, rien de bien exceptionnel si ce n’est que 1/ c’est en face de mon lieu de travail et 2/ ils proposent un choix infini de choses à mettre dans ta crème glacée. La ou les Mc Flury ne se déclinent qu’en version Oreo, M&m’s et Daim, DQ propose pas moins de 15 gâteaux, confiseries et nappages à combiner les uns aux autres. Les serveurs, excellents en terme de relation interpersonnelle, t’assurent que ce n’est pas MAL de mélanger Oreo, pate a cookie et Reese dans un seul pot de glace : non, c’est BON, c’est délicieux, vous ne le regretterez pas ! Faites-vous plaisir, vous l’avez bien mérité avec votre journée de travail.

Donc chaque soir vers 22h30, après mon shift au resto, je discute de longues minutes avec l’un des serveurs rassurants à propos de la meilleure combinaison possible. Puis, boostée par leurs propos bien rodés, je me lance a toute berzingue dans une aventure gustative insensée et politiquement incorrecte jusqu’à mon lit ou, à défaut d’un homme, m’attend mon PC pour un visionnage tardif de Sex and the City.

Oui d’accord, cette série a été tournée du temps où les tours jumelles de New York en constituaient encore la figure emblématique. J’ai 10 ans de retard, comme d’habitude, mais je dois dire qu’à l’époque j’étais tout simplement trop jeune pour comprendre le génie de ce scenario. Aujourd’hui, non seulement je comprends les préoccupations de ces femmes, mais je les comprends d’autant plus que je vis moi aussi en Amérique du Nord. Et les filles, sachez une chose : être une européenne ici, en terme de relation hommes-femmes, ça n’a RIEN à voir avec ce qu’on connait sur le vieux continent.

Alors je regardais la saison 1, au tout début de la relation entre Carrie et Mister Big. Ils batifolent joyeusement dans les rues de New York pendant presque une année, jusqu’à ce qu’elle découvre par hasard, au restaurant, que son homme fréquente encore d’autres femmes de temps en temps.

Si on était dans Plus Belle la Vie, Carrie se serait approchée de la table ou Mister Big et cette inconnue dinent aux chandelles, elle aurait jeté son verre de Cosmopolitan au visage du goujat, elle aurait fait un scandale, et ses copines et elle seraient sorties se la coller pour oublier que les hommes sont tous des salauds.

Mais là, on est dans Sex and the City. Carrie s’approche donc timidement de la table, salue la jeune inconnue et son Mister Big, avant de lui demander poliment à lui parler une minute en privée.

« Je ne savais pas que tu voyais d’autres femmes », se désole Carrie. Et son mec de lui répondre : « Je ne savais pas que nous étions en relation exclusive ».

Cette réponse improbable semble faire mouche puisque Carrie, convaincue, souhaite un bon diner à Big et quitte le restaurant, un peu vexée mais pas en colère pour un sous, en se demandant si par hasard ce ne serait pas sa faute à elle, pauvre femme, qui se serait fait trop de films sur cette relation dont les conditions n’avaient pas été clairement définies au préalable.

Vous saisissez le gasp culturel ?

Car c’est là le nœud du problème, le truc le plus mystérieux auquel j’ai été confrontée au cours de mes nombreux voyages en terres inconnues : les relations homme-femme au Canada (et il semblerait qu’il en soit de même pour les relations hommes-hommes, d’après certaines de mes sources).

Parce que je mène mon enquête ici, interrogeant à peu près tout le monde sur les histoires d’amour.

Le Canada est semble-t-il le Paradis des hommes, écoutez un peu ça : vous rencontrez quelqu’un, vous passez du temps ensemble, et je ne parle pas seulement d’appels en fin de soirée pour se tenir au chaud. Vous prenez le petit-déj ensemble, vous connaissez ses amis, vous allez au resto ou à son match de hockey, vous regardez la télé en faisant des câlins et vous vous tenez au chaud de plus en plus souvent.
Si ça ressemble à un début de relation, sachez que ce n’est qu’un leurre : c’est ce qu’on appelle un date (connu également sous le nom de « Casual Relationship »). Attention à ne pas tomber en amour avant d’avoir eu la DISCUSSION qui permet aux sentiments d’exister. Sans cette discussion officielle, les sentiments comptent pour du beurre. N’attendez pas non plus une relation exclusive : sans la DISCUSSION, les deux parties sont libres de fréquenter d’autres personnes et n’ont aucun compte à rendre.

Lorsque vous sentez que cette personne devient importante dans votre vie, et que vous commencez à être jalouse des autres femmes qui s’en partagent les attraits, il est temps pour vous, femme, de provoquer la DISCUSSION : « je t’aime bien et j’aimerais que nous soyons en relation exclusive, qu’en penses-tu ? ».

C’est ce qui se passe à la fin cet épisode de Sex and the City : Mister Big ne comprend pas trop pourquoi Carrie fait la gueule, alors elle lui dit qu’elle aimerait bien être la seule femme dans sa vie. Apres quelques moments d’hésitation, Big la prend dans ses bras et c’est le début de leur histoire d’amour. Moi en tant que française, je me dis : « non mais attend elle a pas d’honneur ou quoi ? Pourquoi elle ne le laisse pas mariner et revenir tout seul lorsqu’il aura compris à quel point elle lui manque ? ».

Mais en fait c’est comme ça que ça marche ici, c’est l’Amérique. Il faut demander pour avoir quelque chose. Tu veux une relation d’amour, alors demande. Si tu ne demandes pas, c’est que tu n’en veux pas, et l’autre ne pouvait pas le savoir puisque tu ne lui a rien dit. Les messages codés, les signaux sibyllins, les sentiments à demi-mots, tous ces trucs qui font passer les femmes pour des créatures compliquées, ça ne prend pas au Canada. On ne s’embête pas de fanfreluches, on y va franco, voyez ?

Ce qui me chagrine pourtant, c’est que de l’avis unanime, la DISCUSSION doit être provoquée par la femme. L’homme (fragile et sensible), effrayé a l’idée d’être rejeté s’il dévoile ses sentiments, ne dira jamais rien (et puis bon avouez qu’il a en fait le beau rôle, dans une histoire de rêve, alors il serait un peu con de provoquer une discussion qui compliquera tout.).

Par exemple, parlons de moi. Jetais en Casual Relationship avec ce canadien, et puis après quelques mois, je lui ai envoyé ces fameux messages codés que son cerveau américain n’a pas su recevoir. Vexée, j’ai mis fin à cette histoire, estimant que le garçon ne décodait pas pour la simple et bonne raison qu’il n’en avait pas envie. Cherchant l’approbation de mes ami(e)s (canadien(ne)s eux aussi), quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’entendais leurs réponses, unanimes : « mais as-tu provoqué la DISCUSSION ? Peut-être qu’il avait des sentiments pour toi, mais vu que tu ne lui as pas donné l’opportunité d’en parler, il s’est protégé ».

ALLO !! Les amis ne sont pas supposés répondre « Wai c’est qu’un connard, tu mérites mieux ! » ? Et pourquoi ce serait moi d’abord, qui devraient prendre le risque de me prendre une porte en ouvrant mon cœur a ce sombre énergumène ? On marche sur la tête, pensais-je, et puis voilà que l’autre soir, une autre histoire vint chambouler encore plus mes convictions.

Il était 21h, je terminais mon shift au resto, essuyant les menus nonchalamment, lorsque l’un de mes collègues (un petit nouveau) s’est approché de moi pour me demander si je ne voulais pas l’attendre ce soir pour aller prendre un verre ensemble après sont shift. Je n’avais même pas encore eu le temps de comprendre la question que le garçon a ajouté : « je dois te dire que je suis en Casual Relationship avec cette fille depuis un an, et je vois également d’autres femmes. Je n’ai aucune intention d’être en couple, je préfère que les choses soient claires.

Quelle arrogance ! C’est à peine si je connais son prénom, et il me demande déjà de ne pas trop m’emballer. Qu’est-ce que c’est que ces gens qui faussent les relations avant même qu’elles ne commencent ? Exaspérée, j’ai quitté le restaurant sans même lui dire au revoir.

Je me demande comment les canadiens font pour tomber amoureux. Qu’en est-il du coup de foudre ? Comment font-ils pour laisser du temps a une relation, vous savez, quand vous vous réveillez un matin avec cette personne et que vous réalisez que vous êtes heureux qu’elle soit là, tout simplement. Faut-il se réveiller ce matin-là et dire « il faut qu’on parle. Je me rends compte que je suis heureuse que tu sois la, alors je voudrais qu’on en discute officiellement deux minutes : penses-tu que ce soit une bonne idée ? Es-tu prêt à être mon COPAIN ? » - Non mais bonjour la pression !!! Rien de tel pour fusiller des sentiments tout neufs, encore timides et incertains.

Apres un long débat avec Laura autour d’une bouteille de Martini Blanco, nous en sommes arrivées à la conclusion suivante : si les canadiens sont un peu étranges, ils n’en sont pas moins plus honnêtes que les français. Je m’explique : tromper quelqu’un est très mal vu ici, ce n’est pas vraiment un signe de virilité machiste mais plutôt de lâcheté. Donc lorsque la DISCUSSION a eu lieu, et si l’homme accepte la relation exclusive, il sera fidèle a son engagement, en acceptant de plein gré tout ce que son « oui »implique.

D’un autre côté, tant que la DISCUSSION n’a pas eu lieu, la relation est très honnête, dans un sens : on ne se vend pas du rêve, on ne baratine pas. Les deux parties sont conscientes qu’il n’y a aucun compte à rendre ni aucune attente à satisfaire, si ce n’est passer de bons moments avec une personne qu’on apprécie. Cette histoire de discussion officielle, bien que peu spontanée et trop formelle pour ma vision vieille France du romantisme, permet de protéger un peu son cœur et de vivre au jour le jour sans trop fantasmer (encore faut-il être au courant de ce fonctionnement, ce qui n’était pas vraiment mon cas).

Bref, Sex and the City est un peu mon mode d’emploi de la relation homme-femme en Amérique. Arrivée a la fin de la saison 2, je comprends un peu plus certains comportements jusqu’alors inexplicables, et j’oublie tout doucement mes acquis français pour laisser la place à une culture différente dont je dois tout apprendre de zéro.

D’ici la saison 10 toutefois, avec l’aide des crèmes glacées nocturnes de DQ, je serai obèse et toute cette sagesse ne me servira plus à rien.

Fichue vie d’expat.


vendredi 8 novembre 2013

Se remettre au sport

Mis à part tous les points négatifs déjà énonces lors de mon précèdent article, travailler dans un restaurant comporte un autre énorme risque : devenir une grosse vache.

Travailler dans un resto, c’est comme qui dirait travailler pendant les heures de repas. Avant de commencer à travailler, tu n’as bien évidement pas faim. Mais lorsque tu apportes des kilos de belles assiettes chaudes et parfumées à tes clients pendant 3h, tu as le temps de saliver, de les envier, de vouloir piquer dans leur assiette, puis tu as le temps de t’épuiser, d’avoir faim, de regarder ta montre et de réaliser que tu as encore 3h à tenir avant de pouvoir manger (il n’y a de pause qu’au-delà de la 6eme heure de travail au Canada).

Bref, de temps en temps, le personnel de cuisine te fait passer une assiette de frites. C’est là que tous les serveurs puisent leur énergie vitale, se jetant avidement sur l’assiette commune, mâchant en cercle comme un groupe de pingouins frigorifiés leurs 5 frites avant de retourner en salle.

Bilan = à la fin de ton shift, tu es tout écœuré du gras ingurgité par ci par là toute la journée, tu n’as plus vraiment envie de manger mais ton corps, lui, est encore affamé de vraie nourriture..

Un mois à ce rythme a transformé mon ventre jadis plat en un ventre post-grossesse. Désespérée, je regardais l’une de mes collègues au corps de rêve (comme la quasi-totalité des femmes de 15 à 95 ans dans cette ville) avant de lui demander comment diable faisait-elle pour ne pas devenir une grosse vache après toutes ces années de restauration.

Très simple, me dit-elle : je fais de la gym tous les jours !

Diablerie. Cette réponse, je m’y attendais. C’est bien évidement le rythme de vie hypra-sain de l’ensemble de la communauté du Grand Vancouver : du sport tous les jours. Manger sain. Et si possible, être intolérant au gluten et au lactose, pour faire bonne figure.

Bref. J’ai mené ma petite enquête autour de moi et j’ai réalisé que tout le monde allait à la gym. Avoir passé deux semaines en maillot de bain à Hawaii m’a comme qui dirait fait un petit électrochoc et, n’ayant pas fait le moindre effort depuis 2001, je me suis dit que tout ceci était en fait la situation rêvée pour me remettre au sport. Et embrasser le style de vie de ma ville d’adoption, part la même occasion.

Mercredi dernier, je suis donc allée à la salle de sport la plus proche de chez moi et j’ai rencontré mon coach personnel, Dave, un irlandais hilarant qui m’a enfilé des gants de boxe et m’a fait faire une série d’abdos de la mort qui m’ont mise au tapis. Allongé a côté de moi pour m’encourager au mieux, il m’a rappelé que mes muscles roupillaient depuis des mois dans la douce chaleur de leur lit, et que j’étais en train de leur arracher la couette et d’ouvrir en grand la fenêtre pour les réveiller. Normal que ton corps aime pas ça !! Me criait-il avec son accent trop marrant. Mais tu vas voir ce que tu vas en faire une fois qu’ils seront debout !

Autant vous dire que j’ai mis 5 jours à pouvoir rire ou respirer sans souffrir. Mais depuis, je suis retournée à la salle de gym, poussée par la vue de toutes ces filles canons qui courent tous les matins dans ma rue, sous la pluie, et sans un cheveu qui frisotte (garces).

Faire du fitness, du sport, de la compétition, c’est un état d’esprit à Vancouver. Les magazines féminins ne sont qu’exercices et régimes pré et post workout. La mode, chez H&M ou dans la presse, c’est le sportwear – les chaussures de yoga, les leggins, la lingerie sportive et le sérum anti-frisottis pour rester belle pendant l’effort. Idem chez les hommes, bien entendu. Mes amis masculins ont un corps à faire rougir Wolverine. L’un d’eux, Banana Bread (que vous connaissez tous maintenant), travaille sur un projet initié par trois jeunes femmes de Vancouver, dont j’avais envie de vous parler aujourd’hui : RUN like a GIRL.


J’adore cette initiative car c’est un pur exemple de ce mode de vie dont je tente de vous parler au travers de cet article : courir tous les jours, se dépasser, s'entraider, bien manger. Du pur Vancouver.

En gros, ces trois copines fans de running ont réussi, en moins d'une année, a créer une communauté de 28000 passionnés de sport a travers le monde. Organisations de courses, recherche de partenaire d'entrainement, échange de recettes et vente de vêtements de sport, dont les bénéfices vont a diverses œuvres de charités (par exemple, elles ont levé 10.000$ pour les victimes des attentats de Boston, et plus de 4000$ pour la recherche contre le cancer de sein).

Ces filles me donnent envie de courir. Parce qu'elles, et toutes ces autres coureuses hypra canons, et tous ces coureurs de tous sexes et de tous ages qui peuplent les rues de Vancouver, donnent du sens a cette infâme et douloureuse expérience qu'est la course a pied. Et vous savez quoi? Apres quelques jours d'entrainement, je cours peut-être comme une fille, mais je commence a aimer ça.


Vous voulez vous y mettre et rejoindre la communauté internationale des Corps de Rêve au Grand Cœur? Bonne nouvelle, les courses sont organisées partout dans le monde, les T-shirt sont livrés partout dans le monde eux aussi, et leur page Facebook est une source quotidienne de coups de pied au cul pour enfiler ses baskets !

lundi 4 novembre 2013

Travailler dans un resto

Bref, j’ai été virée de ce café.

Suite à une série d’évènements malheureux, je me suis retrouvée sans appart et sans argent à mon retour d’Hawaii. Tout devait bien ce passer pourtant, j’avais tout prévu – sauf que ma vie ressemble à une série télévisée interminable, avec trop de rebondissements pour être crédible, mais voilà : c’est comme ça.

J’ai donc été obligée de trouver un autre emploi au plus vite, et ce qui recrute le plus ici c’est : la restauration. Me voilà donc « hôtesse » dans un restaurant, attendant patiemment ma promotion pour devenir serveuse. Apres un mois de galère au café, je viens de terminer un autre mois de galère au resto, et force est de constater que JE SUIS NULLE.

J’essaye pourtant, j’essaye vraiment. Je fais tout pour obtenir ce fichu poste de serveuse parce que j’ai besoin d’argent (et au Canada, les serveurs ont au minimum 15% de pourboire à chaque table). Mais allez savoir pourquoi dans ce pays, quand ils t’embauchent comme barista ou serveuse, ils te mettent d’abord à la vaisselle ou à l’accueil. Nom de dieu !! Je ne suis pas faite pour ça. Demandez à un poisson d’essayer de voler, il sera nul toute sa vie, il se sentira nul et sera regardé comme un nul par tous les oiseaux.
C’est exactement ce qu’il m’arrive dans ce métier, je suis au bout du rouleau et mon estime de moi-même commence à en prendre un sacré coup.

Ça n’a pas l’air très compliqué comme boulot, du moins sur le papier : dire bonjour aux gens, les placer, nettoyer les tables pour laisser la place aux nouveaux clients.
Toutes mes collègues sont des étudiantes de 16 à 20 ans qui excellent à ce poste après leurs cours. Et moi, avec mes 27 ans, 6 années d’études et 5 en entreprise, je ne leur arrive pas à la cheville.

Je tourne en rond dans le resto, réfléchissant au moyen le plus efficace de nettoyer cette table tout en optimisant le trajet pour placer ces gens. A mi-chemin je réalise que ce n’était pas une bonne idée, je fais demi-tour, bouscule un serveur qui arrivait les bras chargés, m’excuse platement en français. Puis je me rappelle que les gens parlent anglais ici, alors je tente de m’excuser platement en anglais mais c’est déjà trop tard, le serveur est parti, une de mes collègues mineure a déjà nettoyé mon bordel et les clients se sont assis à une autre table.

Et c’est ainsi tout le temps, plus je suis stressée plus je suis maladroite, plus je suis maladroite plus je tente de rattraper les choses, plus les choses s’empirent, me stressant encore plus et ainsi de suite de manière exponentielle pendant 8h.

Au moment du coup de bourre, des dizaines et des dizaines de personnes arrivent en même temps pour MANGER. Tout le monde a faim et froid et ramené sa marmaille, ça se bouscule a la porte et je dois noter sur une liste combien de personnes, combien d’enfants, combien de chaise haute, laissez-moi une minute pour évaluer votre temps d’attente, est-ce que je peux prendre votre nom ? Daba ? Debra ? Sorry, what ? Ah, Deborah !!! - Ma collègue mineure, exaspérée, me retire alors le stylo des mains car le temps que je comprenne un nom, 15 nouvelles personnes sont arrivées et attendent pour MANGER.

Parce qu’on ne plaisante pas avec les gens qui ont faim. Une personne affamée oublie tous les codes de la société. Toute forme de bienséance disparait. La politesse n’existe plus. Une personne affamée ressemble à ce que devait être l’homme du Neandertal : un corps guidé par ses instincts de survie. « Moi faim. Enfants faim. Pas de patience. Manger. TOUT DE SUITE ».

Et, pour une raison que j’ignore, les clients de mon restaurant estiment qu’ils sont à ce point exceptionnel qu’ils peuvent se permettre de me sortir des phrases du genre
- Amenez-moi à ma place habituelle, merci.
- Bonjour. Je ne vous connais pas, du coup, je ne sais pas où est votre place
- Courroucé – pff. Suivez-moi.
Bilan : la placeuse se fait placer = humiliation

Voici, pour vous donner un aperçu, quelques situations véridiques vécues cette semaine :

#1 En plein rush, un homme se tient debout, parmi une trentaine de personnes debout
- L’homme, en colère : Je suis là, moi !!! J’attends !
- Moi, dépassée : Oui je vous vois bien, tout comme je vois les 30 autres personnes autour de vous !
- L’homme, au bord des larmes : Mais j’ai faim !
- Moi, maternelle : Oui, vous mangerez très bientôt c’est promis

#2 Un soir, je passe près d’une table les bras chargés de vaisselle, et un vieil homme m’arrête, tremblant de colère
- Je n’ai pas de sucre sur ma table !!!!!!
- Oui et bien, avisez votre serveur (je peux à peine marcher tant mes bras sont chargés)
- Mais je veux du sucre ! Tout de suite !!

#3 En plein rush, une table se libère. Je la nettoie promptement pour assoir des clients. Arrives devant la table, ils hésitent, se concertent, se retournent vers une table identique située a 1 mètre, sale et pleine de vaisselle, et me disent :
- Nous voulons cette table-là, plutôt.
- Mais elle est sale
- Eh bien, nettoyez-la

Parfois, souvent, j’ai envie de les gifler ou simplement de les envoyer chier du genre « Comment osez-vous me parler comme ça ? Vous avez quel âge pour vous comporter de la sorte ? Vous n’avez pas honte de faire un caprice pour un bout de sucre ? Quelle importance de bouffer sur cette table ou sur une autre, sacré nom de dieu ? » - Mais premièrement, je me ferais virer à coup sûr. Et deuxièmement, je ne sais pas m’exprimer ainsi en anglais.

Je garde donc mes phrases assassines pour moi, me repassant le film de ma vengeance en boucle dans ma tête pendant que je nettoie cette autre table, plongeant mes doigts dans la crème glacée des enfants, ramassant les bouts de burgers sur le sol, essayant de sortir les mouchoirs du fond des verres à milkshake, aspirant les petits morceaux de sachets de sucre.

Vous savez quoi ? tout le monde devrait travailler dans un restaurant au moins une fois dans sa vie, pour apprendre à être aimable et reconnaissant avec le personnel (petit 1), et pour éviter de foutre un bordel pas possible en jouant avec sa nourriture et avec les objets sur la table (sucre, sel, poivre, bougie, etc.). (petit 2).

Il y a tout de même de bons côtés dans mon travail : premièrement, j’adore l’endroit. C’est un restaurant familial traditionnel de la Colombie-Britannique. Les gens viennent ici depuis 50 ans, ils venaient enfants avec leurs parents, et viennent encore aujourd’hui avec leurs petits-enfants. J’habite temporairement a une minute à pieds du restaurant, ce qui m’emplie le cœur de joie lorsque je pars travailler et que je n’ai qu’à traverser la route. J’adore les jours ou je travaille le matin, parce que les gens sont relax et sympa. Les vieux solitaires viennent boire leur café en lisant le journal, et les familles nombreuses viennent prendre leur petit-déjeuner. Ça sent la gaufre aux bleuets, le café et le bacon grillé. Je fais pas trop de conneries parce que personne n’a vraiment faim le matin, ce n’est que pur plaisir et gourmandise. En dehors des moments de repas, j’ai le temps de bavarder avec les personnes que je place, les clients m’adorent et me pardonnent mes erreurs. Certains me glissent même des petits pourboires en cachette – principalement grâce à mon accent français.

D’ailleurs, être française me tire de pas mal de situation galères : en général, lorsque je vois qu’un client est sur le point de pleurer ou de piquer une crise parce que je n’ai pas compris son nom du premier coup ou parce qu’il a trop FAIM, je souris et je dis : « I Am sorry. I am French » - et hop, le client s’adoucit, me dit « bonjou comon tallai vou », me complimente sur mon accent adorable et me dit que ce n’est pas grave, va.

Etant donné que je suis coincée tout en bas de l’échelle sociale depuis maintenant 2 mois ½, je ne sais pas si j’arriverai un jour au poste tant convoité de serveuse, celui ou je pourrai enfin montrer à tous les oiseaux que je ne suis pas qu’un poisson stupide qui se débat sur le rivage dans une danse ridicule. Messieurs les managers, si vous lisez le français, s’il vous plait : donnez-moi ma chance

Coincée dans un boulot qui n'est pas le mien
Image tirée du film "Stupeur et tremblements"