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dimanche 26 janvier 2014

Sois beau et...

Hier, j’ai eu l’immense privilège de téléphoner près de 3 heures avec ma petite sœur, qui est facilement la personne la plus instruite, intelligente, brillante, drôle et sensible que je connaisse, du haut de ses 21 printemps.

Alors nous parlions de choses et d’autres, et je parlais de Vancouver, de ce que j’aimais et de ce que je trouvais étrange. Je lui disais que j’avais beau adorer cette ville et n’avoir aucune envie de la quitter pour le moment, je me sentais souvent étrangère à l’endroit, différente de ses habitants.

Quand on arrive à Vancouver, on est saisi par la sérénité de ses rues. L’énergie circule bien, Portée par l’océan, elle vibre en écho entre les montagnes enneigées et les buildings étincelants. La nature est partout, et le sport fait partie du quotidien des citoyens qui ont une alimentation exemplaire à faire pâlir ce bon vieux Dukan. Ma sœur et moi comparions nos petit-déjeuner, elle avec des viennoiseries ou des tartines de pain beurré, moi avec du gruau d’avoine ou des smoothies aux épinards.

Ici, on évite le gras, le sucre, le pain, la viande, le gluten, le soja ou les produits laitiers d’origine animale. On fonce sur les céréales, les matières grasses végétales, les farines sans gluten, les noix et les protéines naturelles en poudre. Je disais à Mathilde que TOUS les hommes que je connais ici ont TOUS le même blender dans leur cuisine, pour préparer leur smoothie protéiné avant d’aller travailler. Absolument TOUS vont à la gym lever des poids et regarder leur corps se transformer peu à peu vers le corps standard vancouvérois : un corps musclé et robuste, je dirais un corps gonflé et lisse, parce que les poils, bien entendu, c’est un truc de français. Les hommes ici sont imberbes, sauf pour la barbe, qui se porte en toutes saisons et a tout âge, symbole incontesté de virilité. Je ne connais pas de fumeurs, à part mes amis français. Il semble ici que la santé soit au cœur des préoccupations, et quand j’ai cuisiné une Galette des Rois, les réactions n'ont pas été « ça a l’air trop bon !! » mais « ça a l’air trop gras !! ». Lorsque je mange une crème glacée, il y en a toujours un(e) pour dire « il va falloir augmenter ton cardio après ça ! ». Parfois j’ai envie de les envoyer se faire foutre et de me rouler nue dans de la pâte à tartiner.

Je continuais donc à raconter à ma petite sœur toutes les choses étranges que j’observais :

Cette semaine, je travaille en dehors de la ville, et pour la première fois le prend le skytrain, le métro mi-dedans mi-dehors. Alors l’autre matin, je sortais de la station, tête baissée sur mon iPhone, quand je suis rentrée dans une personne plantée au beau milieu du couloir de sortie. J’ai donc levé la tête et j’ai réalisé que cette personne était plantée derrière une série d’autres personnes attendant leur tour pour monter dans le bus. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les gens font la queue pour monter dans le bus. Premier arrivé premier assis, et la parisienne d’adoption que je suis a failli s’étouffer avec sa gorgée de café.

J’étais lancée, et en parlant avec ma sœur je me rappelais tout à coup toutes les choses qui m’ont marquées. Je lui ai raconté les murs vierges de la ville, sans affiche et sans graffiti. L’interdiction de boire de l’alcool ou de fumer en terrasse. Les panneaux « les voisins vous surveillent » postés dans les rues ou sur les portes des immeubles. La gentillesse et la politesse qui priment parfois sur la franchise.

"pas d'affichage"

La file d'attente pour prendre le bus :))

Je le disais, la sérénité de cette ville est saisissante. C’est ce qui fait qu’il ait bon vivre ici, surtout lorsque l’on arrive de France : le calme, le respect de soi et des autres, l’espace et la propreté. Je parle souvent de Paradis quand je parle de Vancouver, mais c’est vrai qu’elle a ce petit côté irréel, presque trop beau pour être vrai.

Depuis quelques temps, je commence à raisonner de manière totalement nouvelle. Je perds en spontanéité, et je commence à calculer : combien de calorie dans cette tranche de pain ? Combien de sodium dans cette sauce pesto ? Combien de pourcentage de gras dans mon yaourt ? Moi qui n’ai presque jamais pris de petit-déjeuner, je mange chaque matin, convertie au sacro-saint précepte local : on ne saute JAMAIS son petit-déjeuner. C’est le repas le plus important de la journée. Je n’écoute plus vraiment mon corps, devrais-je dire, je mange parfois sans avoir vraiment faim et je culpabilise à chaque bouchée, calculant mon IMC et focalisant sur la circonférence des cuisses de ma voisine. Mes voisines si parfaites, je vous le disais, toutes modelées par la course à pied, la gym et le yoga.

En m’écoutant parler de cet idéal de corps sain, mon génie de petite sœur fit un rapprochement intéressant : la dictature du corps sur l’âme prônée par les régimes totalitaires au siècle dernier. Non pas que je veuille comparer Vancouver au IIIe Reich, loin de moi cette idée. Mais cette discipline ambiante, ce conformisme dans la façon de manger, de bouger, de vivre ou d’aimer, c’est peut-être ça qui me fait sentir étrangère.

Un française bercée par des centaines d’années de contestation et de révolution, des centaines d’heures de ralage, de débats et de manifestations, des centaines de calories ingérées dans la plus heureuse insouciance sur l’autel du plaisir, cette française ne peut que regarder Vancouver comme on regarde un film : ressentir sans partager, observer sans faire partie.

J’ai foncé sur Internet pour creuser cette histoire d’idéologie du corps fort et sain, prônée par le nazisme, inspiré par les canons de beauté de l’antiquité et propagé par l’art officiel. Un régime politique fondé sur l’esthétique et la biologie. Bien entendu, il n’est pas question de ségrégation raciale à Vancouver, l’apparence idéale n’a pas pour objectif d’écarter une communauté. Mais c’est vrai, je dois le dire, que ma sœur a raison en rapprochant cette obsession de pureté et de perfection avec un régime totalitaire. "Tout témoigne aujourd’hui que le corps est devenu objet de salut. Il s’est littéralement substitué à l’âme dans cette fonction morale et idéologique » disait Baudrillard dans La Société de Consommation.

C’est cette citation qui a fait le lien dans mon esprit : dans cette ville, j’ai l’impression que la morale est basée sur le corps plutôt que sur la réflexion ou encore sur la religion. Ce qui est bien ou ce qui est mal, ce qui est bon ou ce qui est mauvais, ce qui est beau ou ce qui est laid, serait inspiré par la biologie, par la médecine ou par le physique. Un paradigme à ce point éloigné de toute spontanéité qu’il prendrait le pas sur la pensée libre.

Un beau corps, sans matière grasse. Une belle ville, sans graffiti. Du bon pain, mais sans gluten. Du bon sexe, mais sans sentiments.

J’ai vu un film cette semaine que je vous conseille vivement si vous avez envie de comprendre ce que je tente de vous expliquer dans un charabia philosophique de comptoir. Pardonnez d’ailleurs cette réflexion partagée, mais c’est aussi ça l’expérience d’expatriée : ce que j’observe me fascine, et ce n’est peut-être que mon propre jugement, un peu brouillon, mais j’espère qu’il intéressera mes lecteurs, amis ou inconnus, sans ennuyer ni blesser personne.

Ce film, donc, c’est Don Jon. Observez ce jeune homme, parfait produit d’Amérique du nord, fidèle en tous points aux hommes que j’ai rencontrés ici : "my body, my pad, my ride, my family, my church, my boys, my girls and my porn". Observez sa cuisine, avec son blender pour faire des smoothies protéines. Observez sa façon d’aimer.



Quant à moi, je vous aime tous, sans compter. Bonne semaine !

samedi 11 janvier 2014

Ce qui ne tue pas te rend plus fort

Il y a un truc vraiment horrible dans la vie, l’un des trucs les plus horribles qui puisse t’arriver, c’est de te faire plaquer par la personne que tu adores.

Le jour où ça t’arrives, c’est un jour comme tous les autres, personne ne t’as rien dit, tu n’as rien vu venir, et PAN : tu te le prends dans la gueule. Parce que tu n’étais pas préparé, parce que ça fait un mal de chien, parce que tu refuses d’accepter la réalité qui est trop moche et trop triste, il se passe quelque chose d’encore plus moche : tu deviens pathétique.

Tu sais, c’est quand tu es prêt à faire la lessive de la nouvelle meuf de ton ex, juste pour pouvoir exister encore un peu dans sa vie. Pour qu’il ne disparaisse pas complètement de la tienne. Pour que le dernier espoir ne s’envole pas, emportant avec lui un énorme morceau de toi que te ne retrouveras jamais.

Alors ce jour-là, il pleuvait comme il pleut à Vancouver : une chute d’eau invraisemblable, c’était une tempête de pluie qui balayait la Colombie-Britannique de gouttes d’eau grosses comme des billes. Il faisait déjà nuit alors qu’on était le matin, un jour comme tous les autres, en somme. Je trempais mon croissant dans mon bol de café, et puis mon téléphone a sonné.

C’était lui. C’était l’homme avec qui je m’imaginais passer ma vie ici, celui qui tenait dans ses mains mon destin tout entier. C’était le patron de l’agence de communication absolument trop cool qui m’avait reçue pour un entretien quelques jours plus tôt. Tout avait été si parfait, je croyais que cette fois c’était la bonne, mais voilà : il a rencontré quelqu’un d’autre, quelqu’un qui correspond mieux à ce qu’il recherchait. Ce n’est pas de ma faute, me dit-il dit. Je suis une personne géniale, et il connait mes qualités. Il est content de m’avoir rencontré, ajoute-t-il encore, alors que mon croissant tombe en miettes dans la noirceur de mon café. On se recroisera peut-être, qui sait. Il me souhaite tout le meilleur pour la suite.

Et il a raccroché. C’était fini.

La douche que les nuages bas et noirs déversaient sur la ville n’était rien comparée a celle que je venais de me prendre par téléphone. C’est alors que le Ciel s’est fendu et, dans un éclair aveuglant, Dieu a pointé son doigt sur moi et m’a dit d’une voix forte : « Tu resteras dans ton boulot de merrrrrrrrde ».

Et dans son écho qui résonna encore de longues secondes, j’entendis murmurer « Et tu n’auras jamais ton visa ! Et tu devras partir ! Parce que tu es NULLE ! ».

Apres un échec pareil, un français remonterait dignement sur son cheval et, sans se retourner, partirait a la chasse à l’emploi, parce qu’un de perdu dix de retrouvés dit-on, et qu’on n’a pas de temps à perdre avec ce connard qui veut pas de nous, il ne sait pas ce qu’il perd, le con !

Mais ici vous le savez, nous sommes au Canada. Et devinez un peu, je vous le donne en mille : un canadien ne réagit pas comme un français. Ce que j’appelle dignité, ils appellent ça faiblesse. Ce que j’appelle pathétique, ils appellent ça déterminé.

Je m’explique.

Lorsque j’ai annoncé à mes amis canadiens que je n’avais pas fait le poids face à mon concurrent canadien, TOUS ont répondu que ce n’est pas grave, rappelle-les et dit leur que tu veux quand même travailler avec eux, même gratuitement, on commence quand ?

En gros, pour revenir à la métaphore de la rupture, c’est un peu comme si tous mes amis m’encourageaient a rappeler mon mec pour lui dire :
« Tu viens de me quitter pour une autre mais ce n’est pas grave mon chéri, je ne t’en veux pas. Je t’aime toujours. Je t’aime tellement que je veux bien qu’on se voit de temps en temps, rien qu’une fois par semaine, je te demanderai rien, je te paierai même l’hôtel si tu veux. Dis oui. S’il te plait. ».

Bref, il semblerait que personne ici ne comprenne que j’aimerais bien éviter d’être pathétique SVP. J’ai tenté d’expliquer le truc aux copains, que bon je n’avais pas vraiment besoin de ça en ce moment, si au moins je pouvais garder ma dignité ce serait bien voyez, et ils ont dit qu’ils ne voyaient pas le rapport.

Pour un canadien, rappeler le patron qui vient de me recaler, ça n’a rien de pathétique. Au contraire, c’est la preuve que je suis motivée et combative. En gros, c’est comme si je rappelais mon mec pour lui dire :
« Tu viens de me quitter pour une autre, d’accord c’est ton choix, et je le respecte. Mais je vais te prouver que tu as eu tort. Je vais me rendre indispensable et quand tu verras à quel point je suis géniale, c’est toi qui me supplieras de rester. Et crois-moi mon mignon, je vais gagner ».

Parce que les canadiens sont des winners, c’est l’esprit nord-américain ça, c’est leur passé de cow-boy. Tu veux quelque chose ? Va le chercher. Ne lâche rien. Ne te décourage jamais. Quand on veut on peut. La fin justifie les moyens. Enfin vous saisissez, quoi.

C’est incroyablement motivant.

Alors c’est ce que j’ai fait, j’ai laissé tomber mon drap de dignité, je me suis retrouvée a poil, sans plus rien à perdre. J’ai écrit ce mail pathétique combatif pour essayer d’obtenir ce que je veux vraiment : travailler dans cette agence beaucoup trop cool, et m’éloigner doucement de ma vie de souillon (je veux dire, d’hôtesse de restaurant).

Alors telle que vous me voyez-la, je joue au cow-boy, avec de la fausse barbe et cachée sous mon chapeau, je fais comme si j’étais sur de ce que je faisais alors qu’en fait j’apprends, je ne sais rien. J’attends.

Je vous tiens au courant.