Pages

dimanche 8 juin 2014

Réalité

L'autre soir je suis allée boire un verre chez une amie. Elle vit dans un grand appartement typiquement montréalais, avec du parquet blond au sol et des murs tout blancs, de grandes fenêtres qui donnent sur la terrasse en briques rouges et des arbres qui cachent la vue, le linge étendu sur un fil au dessus de la ruelle. 4 chambres, une baignoire, une cuisine immense, et un loyer à moins de 300$ par colocataire.

Je suis rentrée là-dedans comme Ali baba dans la caverne, il y avait des choses accrochées sur les murs, de la musique classique, un chaton qui jouait dans le salon, assez d’ustensiles pour cuisiner et assez de place pour recevoir. Elle m’a fait visiter et j’étais comme dans un musée, même si en vrai c’est juste un appart habité par 4 colocs. Pas de meuble particulièrement classe ni rien d’impressionnant pour le commun des mortels, mais j’étais stupéfaite parce que cette visite m’a amené à comparer ma propre situation avec celle des gens que je côtoie quotidiennement. J’ai réalisé dans quelle genre de précarité matérielle je vis depuis 2011, date à laquelle j’ai tout plaqué pour la première fois afin de partir à l’aventure sur les routes du monde.

A cette époque, me débarrasser de tous mes meubles et avoir ma vie dans un Eastpack me semblait être la quintessence du luxe, le truc que tu ne peux pas acheter avec de l’argent mais rien qu’à la force de ta propre personnalité, j’appellerais ça la Liberté. J’ai quitté mon appartement de 90m2 à Lyon pour un placard insalubre parisien avec un loyer que je préfèrerais taire afin de ne choquer personne. Puis je suis sortie du placard pour dormir sur des hamacs, sur des canap, sur des matelas à la propreté douteuse en Asie du sud-est. C’était le début de la fin, et pendant 3 ans j’ai dormi dans des bus, sur des bateaux, sur des tapis bédouins au milieu du désert, mon sac à dos comme oreiller. J’ai désappris le confort, j’ai oublié mes habitudes, j’ai perdu petit à petit mes goûts, mes préjugés, mes peurs et mes exigences. J’ai arrêté de vivre sur un seul fuseau horaire, j’ai commencé à oublier les heures de repas, à ne manger que quand j’ai faim, ne me laver que quand j’y pense, et à ne travailler que quand j’en ai besoin.

Et puis l’autre jour je suis allé chez le médecin, la secrétaire m’a demandé ma profession.

“ça dépend”, ai-je répondu très sincèrement. Pas pour faire la maligne mais parce qu’à ce moment-là j’avais 4 emplois différents à Vancouver, sans parler de mon expérience passée, alors quelle est ma profession techniquement : celle pour laquelle j’ai été formée, ou celle que je pratique en ce moment, et le cas échéant est-ce que je suis serveuse, journaliste, responsable e-marketing ou bien fundraiser dans les centres commerciaux ? La secrétaire n’avait pas le temps de se pencher sur la question. Votre adresse?
“ça dépend”, lui ai-je encore répondu, parce que j’avais déménagé 5 fois au cours des 3 derniers mois. L’adresse de vos parents alors, m’a-t-elle pressée. Numéro de téléphone? J’en ai 3, vous voulez le français temporaire ou le canadien temporaire, sinon je vous donne celui de ma mère?
Ma soeur à côté de moi était désespérée, elle a dit pour décoincer la secrétaire qui commençait à faire la gueule : “quelle vie décousue tu mènes!!”, et comme d’habitude son intervention était fort à propos.

Quelle vie décousue vraiment, après 3 années d’errance! J’ai des affaires chez ma mère à Montpellier, des affaires chez mon père à Montréal, des affaires chez des amis à Vancouver, des valises avec je ne sais même plus quoi dedans, des trucs que je viendrai récupérer un jour, ou pas, absolument plus rien ne compte à part mon passeport. J’ai des amis au Canada, en France et en Israël, et les fans d’Harry Potter comprendront que c’est autant d’Horcruxes dispersés ça et là, des petits morceaux de mon âme qui m’empêchent d’être tout à fait là, à cet instant. Aujourd’hui je suis à Montréal mais je penses à tous les autres endroits simultanément, et à toutes les personnes qui sont dedans, il y a des fois où ça m’épuise.

Alors l'autre soir j’étais chez mon amie qui me recevait chez elle. J’ai réalisé que j’étais devenue une SDF, donc j’ai pris de plein grès une décision majeure : il est temps de me poser.

Mais où ? Pleine de bonne volonté, je me suis inscrite sur des sites de recherche d’emploi, et dans la section “zone géographique” j’ai sélectionné “toutes”. Honnêtement, comment choisir? Je ne suis chez moi nulle part mais je peux vivre partout. Consternée face à mon incapacité à choisir au moins un continent, j’ai attrapé un papier et un stylo et j’ai dressé une Liste.

La Liste en elle-même est difficile à établir. Quels vont être les abscisses et quelles vont être les ordonnées ? J’ai listé les endroits : Vancouver, France, Haïfa. J’ai écris “ce que j’aime” et puis “ce que je n’aime pas”. Pas si facile en fait, il y a ce qu’on aime de passage, et ce qu’on aime dans la vie, n’oubliez pas que cette Liste avait pour objectif de m’aider à savoir où me poser et non pas où me promener. Il fallait donc que je note ce que j’aime Dans La Vie sans me laisser influencer par mes coups de coeur De Passage.

Etonnement, la colonne “ce que j’aime pas” à Vancouver s’étoffait, mon stylo s’emportait tout seul avant même que je n’y pense, voyez plutôt :

Pas de visa de travail. Impression d’être une étrangère dans les relations avec les autres. Impossible de comprendre les codes amoureux. Problèmes de communication. Politesse poussée jusqu’à l’hypocrisie, discussion qui restent en surface pour ne froisser personne, pauvreté de la culture dans une province tournée vers l’activité sportive et le bien-être du corps, histoire quasi-inexistante, absence de conscience environnementale, nourriture empoisonnée par des lobby sans foi ni loi, éducation hors de prix, logements hors de prix, transports en commun hors de prix.

Puis après j’avais plus de place et je me suis dit que ça suffisait, alors j’ai déplacé mon poignet en haut de la feuille pour écrire dans la colonne des "Ce Que J’aime".

C’est beau, a écrit mon stylo. Il était là suspendu comme un con, impossible d’écrire autre chose. Je réfléchissais mais rien à faire, la beauté m’aveuglait, elle m’empêchait de penser. Quoi d’autre ? Un petit effort, on ne peut pas faire une liste aussi déséquilibrée.

C’est beau.
...
... ah, ça y est :
Impression de devoir tout donner. Ne jamais s’autoriser à se laisser aller. Travailler fort pour s’en sortir, se coucher en étant fier de soi. Impression grisante que tout est possible, impression de liberté d’actions plus grandes que dans la vieille Europe, où l’on étouffe parfois sous le protocole et sous l’assistanat. Impression de se sentir vivant, page blanche, nouvelle vie que tu gagneras à la sueur de ton front.

Voilà que mon stylo revenait dans la colonne de gauche, la colonne des J’Aime Pas. Gare à toi si tu tombes malade, gare à toi si tu te décourage un jour car tu es seul. Tu es si loin des tiens, personne n’est là pour t’aider. Tu es si loin d’une société qui tente tant bien que mal de ne laisser personne sur le côté. Marche ou crève, pas de place pour les faibles, pour les malades ou pour les tristes. Pas le temps de se poser et pas le temps de réfléchir, parce qu’il faut agir.

Puis je suis passée à “France”, je ne reviendrais pas sur ce que je déteste, ma liste est déjà là si ça vous intéresse. Mais je viens d’une région où on aime prendre le temps. On prend le temps de cuisiner, on prend le temps de l’apéro puis on prend le temps de manger. On prend le temps de ne rien faire, de contempler. On perd du temps à discuter, à s’engueuler ou à râler. On s’autorise quelques kilos en trop, on s’encourage à finir cette bouteille de vin, on va quand même pas garder ça, donne moi ton verre que je te resserve. On autorise les excès, les coups de gueule, les coups de sang, les coups de boule, les coups de mou, et je suis née là-bas. Est-ce que je peux oublier d’où je viens et embrasser cette culture canadienne de la perfection, de l’effort, de la neutralité, de la douceur et du respect ?

Il ne faut pas confondre tourisme et immigration, me dit souvent mon père. Lui tente d’immigrer au Canada depuis 20 ans sans jamais y arriver, ne le prend pas mal papa mais on croirait voir le Loup déguisé en mère-grand. Il essaye vraiment et depuis bien longtemps, mais ce n’est pas si facile d’immigrer, ce n’est pas à la portée de tous, ce n’est pas le Paradis au Canada, contrairement à ce que l’exode française pourrait nous laisser croire. Ce n’est pas chez toi au Canada, et ce n’est pas facile de se sentir chez toi, ça ne vient pas comme ça tout seul, juste parce que c’est beau, et grand, et que les gens sont sympas. La possibilité de conserver ses deux nationalités n’existe que sur le papier : au fond de votre coeur, au fond de votre esprit, et jusque dans vos réflexes les plus insignifiants, vous resterez français ou vous deviendrez canadien, mais l’entre deux n’existe pas. Il y a ceux qui y arrivent et ceux pour qui ça ne marche pas.

Dans mon cas, j’ai passé trois années à décomposer mon identité, à cacher ma culture sous les cailloux des chemins que je parcourais. Je me suis déguisée en balinaise, en vietnamienne, en népalaise, je me suis déguisée en canadienne, en juive, en musulmane, et pendant tout ce temps je n’étais que le Loup déguisé en mère-grand. J’ai cru un temps que l’habit ferait le moine, et que j’arriverai à me tromper moi-même mais regardez un peu : l’autre jour j’écoutais France Info (écouter la météo du Nord-Pas-de-Calais en vivant à Montréal est l'un des symptômes de votre inaptitude à changer de nationalité). J’écoutais France Info et ce jour là le Front National a remporté les élections européennes. Mon sang n’a fait qu’un tour, il n’est pas resté sagement à gambader dans mes veines comme l’aurait fait le sang d’un canadien. J’ai gueulé, j’ai pleuré, je me suis tenue la tête dans les mains pour montrer ma détresse, j’ai fait une scène comme mes ancêtres espagnoles, j’ai pris l’accent pied noir et j’ai traité les français de cons, je l’ai dit haut et fort, j’ai crié dans la plus pure tradition française : “Je rentre chez moi, pour relever un peu le niveau de tous ces CONS !”.

J'ai laissé tomber ma Liste : il y a des signes qui ne trompent pas.