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jeudi 24 avril 2014

Elévation

Comme tous les matins depuis le matin ou j’ai quitté Vancouver, j’étais ce matin-là immobile dans mon lit, coincée dans une inertie nostalgique si forte que je ne pouvais ni bouger, ni me lever, ni tendre le bras pour vérifier l’heure qu’il était, ni fermer les yeux pour dormir, ni les ouvrir tout à fait pour affronter le monde.

Le ciel était bleu, mais cela n’était pas un prétexte suffisant pour sortir de cette insupportable immobilité. Même mes pensées ne bougeaient pas, elles étaient figées dans le temps, un temps révolu bien entendu. Elles étaient coincées au temps ou j’étais heureuse sans aucune raison valable, et ou je ne voulais pas perdre une minute de vie dans ma vie magnifique que je vivais alors.

Non pas que ma vie soit devenue moche, bien au contraire, mais vous savez parfois cette sensation de se réveiller épuisé, de n'avoir envie de rien, d’être ennuyé de tout, ça vous tombe sur le coin comme ça, d'un coup, et impossible de s'en tirer. Plus vous le vivez et plus ça prend de la place, et vous finissez par disparaître dans le Spleen, vous n’êtes plus que cette mélancolie gluante qui vous colle aux baskets, qui vous suit comme une ombre et qui vous englouti. C'est si fort que Baudelaire en a écrit un livre, on a pas l'air comme ça, immobiles dans nos lits, mais il s'en passe des choses dans cette tempête existentielle.

Je me souviens quand j’avais 20 ans, j’étais restée coincée quelques mois dans cet état. Un mec m’avait plaquée et mon ego ne s’en remettait pas, et j’avais perdu des semaines et des semaines de jeunesse à fixer un point quelque part entre mes larmes et le plafond. C’était la douce époque de l’adolescence, celle ou tu peux te permettre de ne rien faire de tes journées parce que la vie est longue et que ta maman s’occupe de tout. Aujourd’hui bien entendu il faut bien se lever, aller travailler et faire bonne figure socialement, je suis une adulte après tout, mais si l’occasion se présentait je ferais peut-être la même chose aujourd'hui, je resterais des semaines et des semaines sans manger et sans me laver à fixer ce point quelque part entre mes larmes et le plafond.

Je crois que ça s’appelle “déprimer”, et c’est pas vraiment quelque chose qui me ressemble ça non, c’est même un truc que je ne m’autorise plus depuis cette fameuse déprime de mes 20 ans. Elle s’était soldée par un violent signe Céleste, c’est du moins comme cela que j’avais interprété cet accident de voiture, ou moi et quelques personnes aurions du y rester. Je n’avais alors jamais vraiment réfléchi au concept de Dieu, mais ce soir-là j’avais ressenti que frôler la mort d’aussi près ne pouvait être qu'un avertissement Divin pour que mon âme réintègre mon corps fissa et que je me remette en mouvement, parce que la vie est un peu trop précieuse pour perdre du temps à la gâcher.

Depuis ce soir de 2006, donc, je ne me suis plus jamais autorisée à déprimer plus que quelques heures de temps à autre (je suis une fille après tout et ça m’arrive de pleurer), mais je gardais jusqu'alors en mémoire l’avertissement Divin. On ne plaisante pas avec ces trucs-là.

Bref. J’étais donc dans mon lit, c’était la semaine dernière, et d’après mon lapin Gold en chocolat de chez Lindt qui me fixait d'un œil vide comme mon cœur, c’était le matin de Pâques. Je retombais doucement dans ce fichu Spleen léthargique, celui-là même que je m’étais promis de quitter pour toujours, et puis Dieu (si ce n’est pas lui je ne sais pas qui c’est), est intervenu encore une fois.

Les cloches ont sonné.

Ça sonnait comme quand j’étais petite et qu’il fallait sortir pour aller chercher les chocolats dans le jardin, vite vite ne pas perdre de temps sinon les cousins vont les trouver avant moi. Comme piquée par je ne sais quelle envie urgente et inédite de ne pas rater la messe, j’ai bondi hors du lit, je me suis dit qu’il devait être 11h, qu’on devait être dimanche, que je ne devais pas perdre une minute de plus, pas le temps de m’habiller. J’ai couru en jogging jusqu’à l’église du quartier, celle qui m’appelait, qui m’ordonnait de me lever moi qui n’avait déjà que trop traîné, feignasse! Lave-toi le visage et viens te recueillir, viens vite penser à ta vie au lieu de jouer à mourir.

Je me suis donc retrouvée à la messe dominicale pour la première fois. Je ne suis pas croyante, à part quand Dieu m’envoie des signes que je préfère ne pas ignorer, on ne sait jamais. Je ne suis même pas baptisée, c'est dire si ma présence en ce lieu était des plus étranges, pour moi déjà mais et ne parlons pas de tous ces catholiques qui me regardaient comme une impie, je suis sur que ces gens-là savent dissocier une personne baptisée d'une âme perdue.

Je me suis assise sur un banc, un homme s’est assis à côté de moi, une famille devant moi, ça ne parlait qu’en italien, Jésus aussi, le prêtre aussi, tout le monde était italien ce matin-là, au cœur de la Petite Italie à Montréal, Canada. Tout le monde sauf moi, qui suivait du bout du doigt le livret de messe en italien qui est d'ailleurs une langue impossible si vous voulez mon avis, il y a bien trop de lettres qu'on ne prononce pas. Mon voisin a compris très vite que j’étais un intrus lorsque j'ai tenté de suivre le prêtre sur le refrain d'Halleluja, bon Dieu que ces gens parlent vite.

Passés les moments folkloriques des chansons et du battage de mesure sur un tambourin à grelots, puis le défilé d’enfants habillés en œufs de Pâques (ou peut-être est-ce en enfants de cœur), passée l’observation des fresques et des peintures, j’étais coincée là sur mon banc et impossible de me lever sans déranger une dizaine de familles pieuses en pleine prière. Alors qu'auriez-vous fait à ma place, à part vous mettre à prier?

Bon en fait, je ne sais pas comment prier. Alors j’ai fermé les yeux. J’ai profité de ne plus être amorphe pour réfléchir en français, pendant que tout autour ça parlait de la risurrezione del Signore. Sans vouloir me comparer à Jésus, l’idée d'une renaissance tombait à pic et je me suis dit encore une fois que Notre Père avait le sens de l’esthétique.

J’aime bien les lieux saints. Les murs sont souvent si épais que les espoirs des millions de personnes qui sont venues là pour prier ne se sont pas échappés. Ils résonnent d’une voûte à l’autre, ça vibre, rien n’est immobile malgré ce qu’on pourrait croire, rien n’est silencieux dans un lieu saint, et surtout pas votre âme.

J’ai enfin pu m'écouter, je pense qu'en fait c'est ce que Dieu voulait en faisant sonner les cloches pour me tirer du lit. Et devinez ce que j'ai entendu, comme quoi on peut se surprendre soi-même parfois, allez savoir ce que votre âme a à vous dire, si vous ne l’écoutez pas. Sortie de nulle part, ça m'est revenu. J'ai commencé à réciter la lettre que Benjamin Button écrit à sa fille a la fin du film. Je m'en souviens par cœur parce que ça m'avait marqué, en l'entendant il y a trois ans j'avais eu l'impression qu'il l'avait écrite pour moi, en tout cas j'avais senti que c’était très important, le genre de truc qu'il faut retenir dans la vie :

"Si tu veux mon avis, il n'est jamais trop tard pour être ce que tu as envie d'être. Il n'y a pas de limite de temps, c'est quand tu veux. Tu peux changer ou rester la même. Il n’y a pas de règles pour ça. On peux en tirer le meilleur ou le pire. J’espère que tu en tireras le meilleur. J'espère que tu verras des choses qui te secoueront. Que tu ressentiras des choses que tu n'as jamais ressenties. Que tu rencontreras des personnes qui ont un point de vue différent. J'espère que tu seras fière de ta vie. Et que si tu découvres que ça n'est pas le cas, j’espère que tu auras la force de tout recommencer".

Je me suis signée et je suis partie, le cœur léger.
Je me suis remise en mouvement.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides;
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides. 
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins.
Elévation, Les Fleurs du Mal, Charles Baudelaire. 

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